menu close
Home > A la une > Prix de français 2024

Prix de français 2024

à Nathan Maggetti

Le lauréat du Prix de français 2024, Nathan Maggietti

Avec et contre les mots. L’aveu d’échec chez Michel Leiris, Georges Perec et Claude Simon

 

Nathan Maggetti

 

Ce mémoire s’intéresse aux œuvres de Michel Leiris, Georges Perec et Claude Simon en tant qu’elles sont représentatives d’une « passion de l’impossible » partagée par plusieurs écrivains du XXe siècle, ainsi que de la forme d’expression privilégiée, sinon la seule possible, de cette passion : l’aveu d’échec. En effet, mus par une volonté de dire l’indicible, de narrer l’inénarrable ou de représenter l’irreprésentable, ces trois auteurs condamnent à l’insuccès leur projet poétique respectif, tendu vers une totalité qui se dérobe toujours – et donnent ainsi à leur pratique scripturale des airs de supplice de Tantale.

 

Chez Leiris, c’est l’écriture de soi qui s’avère fondamentalement aporétique, dans La Règle du jeu. Désireux de réunir la conscience lucide du Je narrant à la vie matérielle du Je narré, l’auteur se heurte à l’irréductibilité d’une telle cohésion. Faute de pouvoir réunir ces deux pans séparés de son existence, il ne parvient ni à recouvrir la béance d’un manque ontologique, ni à tarir les angoisses qui en sourdent : ne lui reste, en seule consolation, que le constat de cette impuissance.

 

Pour sa part, Perec se confronte dans La Vie mode d’emploi aux impossibilités d’une sémiotique non réductrice. Projet de description exhaustive – d’« épuisement » – d’un immeuble, l’œuvre reflète par de multiples mises en abyme ce qui s’avère être sa propre vérité : un ensemble ne pouvant être élément de lui-même, toute appréhension totalisante est vouée à la faillite. Et le roman-immeuble de confirmer ce verdict contraignant, par la brèche que forme l’absence ostensible d’un de ses chapitres et par l’indomptable récursivité de ses représentations.

 

Quant à Simon, il thématise dans Les Géorgiques le vœu d’une écriture qui rende le monde compréhensible et l’Histoire cohérente. Le constat, ici encore, est sans appel : ordre et désordre sont les deux faces d’une même pièce, qui se tourne et se retourne au grand dam des humains, ballottés de guerre en guerre et de révolution en révolution. Le mouvement entropique du texte trahit son incapacité à fixer une cohérence rassurante, exhibant les lacunes de la reconstitution historique et le caractère toujours approximatif des mots.

 

Les trois œuvres étudiées correspondent ainsi à trois projets que leur texte même stigmatise et dont il consigne l’échec. Leiris, Perec et Simon se nourrissent de l’impossibilité d’aboutir de leur œuvre, en entretenant le même rapport ambivalent et paradoxal à l’insuccès qu’ils confessent et revendiquent. En effet, une manière de prétérition, de coquetterie voire de mauvaise foi, semble marquer leurs méandres verbaux : n’y aurait-il pas quelque chose d’une gloire à l’échec assumé ?

 

L’aveu d’échec, en se logeant au sein même des mots dont il dénonce l’infirmité, permet de se libérer de cette impuissance par un surplomb analytique, un point de vue détaché de soi-même et du langage. Ce travail de mémoire postule qu’en ce procédé « avec et contre » les mots résident la signature et le modus operandi de la posture postmoderne, bâtie sur le démantèlement des illusions ontologiques, idéologiques et langagières et dès lors fondée, en somme, sur la positivité de ses négations. Férue de paradoxes et d’oxymores, la pensée postmoderne, au sens large, ne substitue-t-elle pas en effet à la résolution des apories du savoir l’appréciation externe de leur mouvement, en une pensée-gigogne dont la déconstruction permanente de Jacques Derrida serait l’emblème ? Transformant la pierre d’achoppement de l’écriture en sa clé de voûte, Leiris, Perec et Simon s’inscrivent pleinement dans ce courant de pensée, exposant en plein jour la variation contemporaine de la fière humilité socratique : « je sais que je ne sais rien ».